Nous ne possédons plus rien : l’abonnement nous vole notre culture, nos outils et notre autonomie

Temps de lecture/Reading time : 4 minutes

Il y a encore dix ou quinze ans, acheter un film, un album en MP3, un logiciel ou un plug-in était un acte simple :
on payait, on téléchargeait, on possédait.

Aujourd’hui, ce monde est en train de disparaître sous nos yeux.
Silencieusement, l’industrie culturelle et numérique nous a glissé dans une nouvelle logique : on ne possède plus rien. On loue tout.

Ce glissement n’est pas anodin : c’est peut-être le plus grand bouleversement de la culture numérique depuis l’invention du MP3.
Et il est temps d’ouvrir les yeux.

L’abonnement : un piège brillant, enveloppé de confort

Les géants de la tech ont d’abord présenté l’abonnement comme la solution miracle :

  • accès illimité
  • prix mensuel modeste
  • mises à jour automatiques
  • partage sur plusieurs appareils

Sur le papier, c’est séduisant.
Dans la pratique, c’est un enchaînement volontaire, parfaitement huilé.

Un système où l’on échange sa liberté contre du confort.
Où l’on renonce à la propriété en échange d’un accès temporaire.
Où l’on devient dépendant de services que l’on ne contrôle pas.

Car derrière la promesse de “tout, tout le temps”, il y a une réalité brutale :

l’abonnement n’est pas un achat. C’est un loyer.

Et dans un loyer, le propriétaire… ce n’est jamais vous.

Le cas Roland/Boss : quand même les pédales deviennent prisonnières du cloud

Prenons un exemple concret, révélateur, presque symbolique : les pédales Boss.

Boss, c’est un pan de culture musicale : la DS-1, la CE-2, la DD-7… des machines mythiques, robustes, intemporelles.
Quand Roland a annoncé des versions plug-ins, beaucoup de musiciens ont rêvé : retrouver le son Boss dans une DAW, sans compromis.

Mais la réalité ?
Roland a enfermé ces plug-ins derrière… un abonnement.
Pas d’achat possible, pas de licence perpétuelle, pas de propriété.
Juste un cloud, un loyer, un accès conditionnel.

Pour utiliser une seule pédale virtuelle, le musicien doit :

  • s’abonner à un service dont il n’a pas besoin
  • accepter de perdre l’accès s’il arrête de payer
  • dépendre d’une plateforme centralisée pour un outil de travail

Boss n’est qu’un exemple parmi d’autres.
Waves, Slate Digital, Adobe, Avid, Autodesk, même ChatGPT…
Tous poussent vers le même modèle : la location perpétuelle.

Le nouveau visage du capitalisme numérique : capturer l’utilisateur

Ce modèle n’est pas un hasard.
Il répond à une logique économique simple : un utilisateur captif vaut plus qu’un client libre.

Quand vous achetez un logiciel, l’entreprise gagne de l’argent une seule fois.
Quand vous louez un logiciel, elle gagne chaque mois, pour toujours.

Ce modèle s’appelle la subscription economy, et les entreprises en raffolent.

Mais pour l’utilisateur, c’est une forme de dépossession programmée.

Nous ne sommes plus des acheteurs.
Nous sommes des flux de revenus récurrents.

C’est le même mécanisme que pour les smartphones : les batteries sont collées, les pièces propriétaires, les réparations limitées… pour nous enfermer dans un écosystème.

L’abonnement, c’est la version numérique de cette cage.

La grande illusion : “vous avez accès à tout”

Une autre manipulation subtile consiste à dire :

“Avec un abonnement, vous avez accès à des milliers de contenus, c’est mieux que d’acheter.”

Mais cet “accès illimité” repose sur trois conditions :

  1. que l’entreprise existe encore
  2. qu’elle conserve son catalogue
  3. que vous continuiez à payer

C’est un accès conditionnel et révocable.

On imagine que Spotify, Netflix ou Apple Music survivront éternellement.
Mais qui imaginait la mort de :

  • MySpace ?
  • MSN Messenger ?
  • Vine ?
  • Grooveshark ?
  • Nokia ?
  • BlackBerry ?
  • Flickr ?
  • Google+ ?
  • Deezer Elite (disparu) ?

Les géants d’aujourd’hui peuvent s’effondrer demain, remplacés par une innovation plus pratique, une IA plus performante, un modèle P2P, ou une fusion industrielle.

Et quand ils tomberont, ils entraîneront nos archives avec eux.

La musique : le laboratoire d’un modèle qui s’étend partout

L’industrie musicale a servi de cobaye.

Avant le streaming :

  • on achetait des albums, des singles, des téléchargements
  • les artistes vendaient leurs œuvres
  • les utilisateurs constituaient des bibliothèques personnelles

Avec le streaming :

  • l’utilisateur ne possède rien
  • l’artiste dépend d’une plateforme
  • les catalogues peuvent être modifiés, retirés, censurés
  • la musique devient un flux, pas un patrimoine

Et ce modèle se répand maintenant à :

  • la vidéo
  • les jeux
  • les logiciels
  • les VST
  • les banques de sons
  • les partitions
  • les images
  • les outils IA

Tout ce qui était téléchargeable et archivable devient un service temporaire.

Le danger : nous sommes en train de perdre notre mémoire culturelle

C’est peut-être la conséquence la plus sombre.

Lorsque tout est dans le cloud, sous abonnement, soumis à des licences temporaires, il n’existe plus de véritable patrimoine numérique.

Demain, une entreprise peut décider :

  • de retirer un film pour des raisons de droits
  • de censurer une série
  • de bloquer un plug-in “obsolète”
  • de remplacer une version par une autre
  • d’augmenter les tarifs et vous forcer à suivre
  • de fermer un service et supprimer les contenus

Nous ne sommes plus maîtres de ce que nous consommons.
Nous sommes locataires de notre culture.

L’avenir que prépare ce modèle, c’est un monde où :

  • rien ne peut être archivé
  • rien ne peut être transmis
  • rien ne peut être sauvegardé
  • rien n’est vraiment à nous

C’est une amnésie organisée.

Sortir du piège : reprendre la propriété numérique

Face à cette dérive, plusieurs résistances sont possibles.

1. Soutenir les modèles alternatifs

  • Acheter en format numérique perpétuel (Bandcamp, GOG, éditeurs indépendants)
  • Choisir des logiciels à achat unique
  • Favoriser les VST en licence perpétuelle

2. Archiver, sauvegarder, posséder

Télécharger, stocker, conserver hors-ligne ce qui peut l’être.

C’est contraignant.
Mais c’est un acte politique.

3. Exiger des lois protégeant la propriété numérique

Certains pays commencent à envisager des obligations :
si un produit est disponible, le consommateur doit pouvoir l’acheter et le conserver.

4. Encourager les créateurs qui proposent autre chose

Les musiciens, développeurs ou producteurs qui offrent encore des licences perpétuelles ont aujourd’hui besoin de soutien — sinon, ils disparaîtront face aux géants du cloud.

L’abonnement n’est pas un progrès — c’est une régression masquée

Nous vivons dans un paradoxe vertigineux :
la technologie nous donne accès à tout… mais nous retire la propriété de tout.

Elle nous ouvre des portes tout en nous enchaînant au pas de la porte.

L’abonnement peut être pratique, mais il ne doit pas devenir la norme obligatoire.
Sans vigilance, nous allons droit vers un monde où tout est temporaire, jetable, verrouillé.

Un monde où nous ne possédons plus nos films, nos outils, nos œuvres, ni même notre culture.

Il ne tient qu’à nous de dire :
Non. Ce que je paie, je le possède. Je le garde. J’en suis maître.

La bataille pour la propriété numérique ne fait que commencer.

© Xavier Boscher - All Rights Reserved