Depuis sa création, Spotify s’est imposé comme l’acteur dominant du streaming musical. Pour des millions d’auditeurs, la plateforme est devenue synonyme de musique accessible, instantanée, globale. Mais derrière cette success story se cache une réalité bien plus sombre, surtout pour les artistes indépendants. En 2024, Spotify a franchi un cap décisif : celui de la démonétisation massive des titres les moins écoutés. Ce virage économique, combiné à un algorithme écrasant, à des choix d’investissements polémiques et à la mainmise grandissante des majors, fragilise tout un écosystème musical. Loin de soutenir la diversité et la création, Spotify semble aujourd’hui se détourner de sa mission culturelle.
Cet article revient point par point sur ce tournant majeur, en analysant les décisions récentes de la plateforme, leurs conséquences et les alternatives possibles.
En 2024, Spotify a modifié en profondeur son système de rémunération. Désormais, les morceaux qui génèrent moins de 1 000 écoutes par an ne reçoivent plus aucun paiement. Officiellement, cette décision vise à lutter contre le streaming artificiel et à réinjecter l’argent là où “l’écoute est réelle”. En réalité, cette réforme a eu pour effet d’exclure de la rémunération environ 87 % des titres présents sur la plateforme.
Concrètement, cela signifie que la grande majorité des artistes — ceux qui n’ont pas encore de visibilité massive, ou qui évoluent dans des niches créatives — ne perçoivent plus aucun revenu pour leur travail, même si leurs morceaux sont écoutés par plusieurs centaines de personnes chaque année.
Cette politique favorise mécaniquement les productions déjà bien établies, souvent soutenues par des structures importantes. Pour les artistes émergents, les compositeurs indépendants, les musiciens locaux, cette réforme marque une forme de disqualification économique. Le message implicite est clair : seul ce qui performe selon les critères de l’algorithme a droit à une rémunération.
L’un des piliers du modèle Spotify repose sur la personnalisation algorithmique. Playlists automatisées, recommandations basées sur l’historique d’écoute, suggestions liées aux habitudes globales des utilisateurs : tout est conçu pour maintenir l’attention et maximiser le temps passé sur la plateforme.
Mais ce système a un revers. En mettant en avant les titres les plus populaires ou les plus “compatibles” avec le profil moyen, l’algorithme tend à uniformiser les goûts. Les artistes les plus expérimentaux, singuliers ou atypiques sont ainsi marginalisés.
Le cas de The Velvet Sundown en dit long sur la direction que prend Spotify : un “groupe” entièrement créé par intelligence artificielle, propulsé à plus d’un million d’auditeurs grâce à l’algorithme, sans aucune transparence sur sa nature artificielle. Une telle opération, passée sous silence, interroge profondément l’éthique de la plateforme. À l’inverse, Deezer a pris position en déclarant qu’elle exclurait les contenus issus de l’IA générative.
Le modèle de répartition des revenus, dit “pro-rata”, accentue cette logique : les abonnés ne rémunèrent pas les artistes qu’ils écoutent, mais participent à une cagnotte globale redistribuée selon le nombre total d’écoutes. Cela signifie que même si un abonné ne découvre que des artistes indépendants, son argent servira en grande partie à rémunérer les plus gros succès commerciaux.
Dans ce système, la diversité musicale devient un effet de surface. La réalité économique reste écrasante pour les créateurs qui sortent des normes dominantes.
Spotify ne se contente pas de transformer la manière dont la musique est consommée ; l’entreprise redéfinit aussi ses priorités stratégiques. Depuis 2021, Daniel Ek, PDG de Spotify, a investi personnellement plus d’un milliard d’euros dans des technologies militaires, via la société d’investissement Prima Materia.
L’un de ses engagements les plus controversés concerne Helsing, une startup spécialisée dans l’intelligence artificielle appliquée à la défense, notamment pour l’analyse de champs de bataille en temps réel. En 2025, Ek a participé à une levée de fonds de 600 millions d’euros destinée à accélérer le développement de cette entreprise.
Pour de nombreux artistes, ce positionnement est incompatible avec l’idée même de musique comme vecteur de culture, de paix et de lien social.
Ce divorce entre le monde artistique et la stratégie économique de Spotify alimente un malaise croissant dans la communauté musicale.
L’autre aspect peu visible de l’évolution de Spotify concerne la place de plus en plus dominante des grandes maisons de disques dans son fonctionnement interne. Les majors détiennent aujourd’hui une influence décisive sur les playlists officielles, les visibilités d’accueil, les campagnes marketing et les accords contractuels.
Cette domination crée une situation de quasi-monopole dans les flux d’écoute. La diversité de l’offre musicale est bien là, en quantité, mais elle reste invisible pour une grande partie des utilisateurs. Le système éditorial et algorithmique de Spotify agit comme un filtre qui reproduit les logiques du Top 40, même dans l’apparente infinité du streaming.
Le résultat, c’est une hyper-concentration des revenus : une infime minorité d’artistes accapare l’essentiel des écoutes — et donc des paiements. Le rêve initial d’un accès équitable à l’écoute et à la rémunération est devenu un mirage.
Face à cette situation, certaines plateformes expérimentent des modèles plus équitables. Deezer a lancé un système dit « user-centric », où chaque abonnement est redistribué aux artistes réellement écoutés par l’utilisateur. Tidal développe un modèle “fan-powered” similaire. Qobuz, de son côté, valorise la qualité sonore, la rémunération juste et l’éditorialisation humaine.
De plus petites structures comme Marine Snow ou sonu.stream proposent des modèles décentralisés, où les artistes conservent leurs droits et reçoivent des royalties fréquentes, sans intermédiation abusive. Ces alternatives ne sont pas encore grand public, mais elles ouvrent des pistes concrètes pour sortir d’un système déséquilibré.
Spotify reste aujourd’hui la plateforme de streaming la plus utilisée au monde. Mais derrière cette position dominante se cache une série de choix qui desservent les artistes indépendants.
La démonétisation massive, la logique algorithmique de rentabilité, les partenariats controversés dans l’industrie militaire et l’emprise des majors dessinent une plateforme qui semble avoir perdu sa vocation culturelle.
Dans ce contexte, écouter de la musique devient aussi un acte politique. Soutenir d’autres plateformes, privilégier des canaux plus équitables, repenser la manière dont on consomme la musique : ce sont des gestes qui peuvent redonner du pouvoir aux artistes — et du sens à l’écoute.
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